L’écrivain Julien Dufresne-Lamy a 22 ans quand les mots du dermatologue pénètrent son crâne tel un poignard: «Vous êtes atteint d’une alopécie androgénétique.» Une calvitie héréditaire, dans les gènes. Sauf que, autour de lui, ses aïeux ont la tignasse dense, il ne trouve pas de patient zéro. Qu’importe. Son obsession est de ne pas devenir «le chauve de service».
A 23 ans, il maîtrise déjà les lotions qui retardent la chute. Il a songé au finastéride, seul médicament efficace, mais les effets secondaires lui semblent terribles: risques dépressifs, perte de libido, voire suicide. A 27 ans, la chute s’accélère. Comme sa souffrance. Il passe des heures à fixer au gel les mèches plus longues sur les zones disparates, apprenant que les Japonais appellent cette technique la «coiffure code-barres». Il hante les forums web, sensible aux désœuvrés. «Je déteste l’automne, la pluie glacée, c’est comme de petites aiguilles qui se plantent dans mon crâne», écrit l’un. «Quand j’ai commencé à perdre mes cheveux, mes potes se marraient. Ils m’appelaient l’ampoule et, pour garder la face, je riais avec eux. Et plus mes cheveux tombaient, plus ils se marraient, mais je voyais bien que le regard de mes amis changeait, je les déprimais», confie un autre.
Il trouve un site d’hommes chauves et fiers, qui recommandent de faire son «chauving out». Cet entrain l’écorche. Alors, à 32 ans, il saute le pas: implants à Istanbul, la nouvelle Mecque des hommes alopéciques, où les cliniques pullulent, pas toutes de qualité. Celle qu’il choisit fait bien les choses. Il y croise des hommes de tous horizons, tête ensanglantée, venus combler un vide en se regarnissant le crâne.
Julien Dufresne-Lamy en a surtout fait un récit sincère, rédigé durant la repousse de ses 3000 greffons, à Genève, où il avait suivi son conjoint expatrié, et paru ce 31 mars, Antichute (Ed. Flammarion). Un texte documenté où il explore aussi les relations familiales et l’enfance blessée, souvent la racine de tout complexe, mais qui devrait résonner fort chez tous ceux confrontés au deuil de leurs mèches, environ 70% de la population mondiale masculine, selon les statistiques.
Si le phénomène est si courant, pourquoi reste-t-il autant tabou? En raison d’une représentation de la beauté masculine toujours incarnée par des mains vigoureuses glissées dans une tignasse, nous confie l’auteur: «La beauté se concrétise par ce geste-là, et je n’ai pas souvenir d’hommes chauves posant pour des pubs de grands parfums, ce qui montre à quel point la boule à zéro n’est pas symbole de beauté. Même dans les films hollywoodiens, le héros est chevelu, alors que le vilain, sa Némésis, est chauve. A l’instar de Superman et Lex Luthor, par exemple. Car dans l’archétype masculin, celui qui n’a pas de cheveux est forcément celui qui manque de quelque chose: une assurance, un charisme, une droiture, voire une virilité, quand bien même l’alopécie est un dérèglement hormonal par excès de testostérone.» D’ailleurs, la calvitie possède même son unité de mesure, comme dans les tremblements de terre: l’échelle de Hamilton-Norwood, élaborée à partir des années 1950, et allant du stade 1 au stade 7, le dernier: nu face au monde… et aux moqueries.
En pleine guerre fratricide entre les royaux britanniques William et Harry, alors que ce dernier a filé sous le soleil californien en dénonçant le racisme de sa famille, les railleries contre William Windsor déchaînent ainsi les réseaux sociaux. La cible? Son crâne dégarni, à 38 ans. La méthode? Diffuser son portrait à côté d’acteurs plus âgés, et bien plus chevelus. «Pour diminuer une personne, on s’attaque souvent à son identité, et lorsqu’on n’a pas de cheveux, la porte est entrouverte, constate Julien Dufresne-Lamy. Pointer du doigt ce qui visuellement n’est plus là est même un argument ad hominem, valable dans tous les milieux.»
Cette stigmatisation est si ancienne qu’on en trouve la trace jusque dans l’Antiquité, comme le révèle l’historien Bertrand Lançon, auteur de Poil et pouvoir (Ed. Arkhê). Ainsi de Jules César, si complexé par une alopécie dont ses ennemis n’oubliaient pas de se moquer qu’il portait sa couronne de laurier dès le saut du lit, flamboyant cache-misère obtenu par décret voté au Sénat. «Comme lui, l’empereur Constantin avait le cheveu rare et tentait de le camoufler par le port d’une couronne», raconte le spécialiste d’histoire romaine, qui s’est passionné pour les poils antiques en découvrant «la fréquence des mentions concernant les cheveux et la barbe chez les auteurs grecs et latins. Je me suis dit que s’il y avait autant de références, cela n’était pas une simple anecdote cosmétique: l’exercice du pouvoir impérial passait par une forme de beauté dont l’un des canons était d’avoir une belle chevelure.»
Lassé des diktats (déjà!), le philosophe Synésios de Cyrène écrit, en 400 après J.-C., «Eloge de la calvitie», dans lequel il affirme que les idées poussent mieux dans les crânes lisses et que les chauves sont plus proches du divin. Sa performance rhétorique est toujours louée, mais l’éloge n’a pas triomphé. Au fil des siècles, les postiches abondent, des perruques baroques de Louis XIV, pour masquer sa ligne clairsemée, au port du chapeau, longtemps en vigueur. Les traitements censés freiner la chute se multiplient aussi. Onguents à base de piquants de hérisson dans l’Egypte ancienne, puis mélasse à la graisse d’hippopotame, de chat, de serpent, de souris ou de dents de cheval broyées.
Au XIXe siècle, les théories les plus folles circulent encore: on blâme le chapeau dans la raréfaction du cheveu, on se demande si elle ne serait pas contagieuse et, cinq mille ans après le début de cette course échevelée, les méthodes se multiplient toujours, plus modernes: micropigmentation du cuir chevelu (tatouage de faux cheveux en pleine repousse), «poudre densifiante»… L’industrie de la perte de cheveux masculine devrait valoir 45 milliards de dollars d’ici à 2025, selon les estimations, alors qu’une clinique stambouliote spécialisée dans la greffe est «partenaire officiel» du mythique club de foot Manchester City depuis septembre 2020.
Le livre de Julien Dufresne-Lamy se termine un an après la greffe, en pleine tempête covid. «Il n’y a pas eu d’autre repousse miraculeuse depuis, mais j’en suis content. Pour autant, je ne me suis pas détaché de tous mes rituels. J’ai encore un gel dans le sac, au cas où il y aurait un coup de vent, et je n’ai pas réussi à trouver une forme d’insouciance. Après dix ans de peur permanente, j’ai toujours la crainte que le monde voie à quel point je perds mes cheveux. Il me faudra du temps», confesse-t-il.
L’insouciance alopécique, certains l’ont néanmoins trouvée grâce au confinement, déclic les incitant à reconsidérer leurs standards personnels. La fermeture des salons de coiffure a fait le reste en déclenchant une épidémie de boules à zéro maison, médiatisée par des milliers de selfies estampillés #buzzcut («coupe rase») sur Instagram. Hommes, femmes, ados ont ainsi joué de la tondeuse pour tromper l’ennui, marquer cette épreuve historique, exorciser le stress… Tandis que le principal forum dédié à la calvitie – r/Bald, sur Reddit – a accueilli une nouvelle tribu de chauves, à coups de selfies avant/après.
«Les restrictions de la pandémie ont entraîné une rupture de la visibilité et de la socialité qui a permis à certains une réappropriation de soi et une reprise en main de son identité, ce qui n’aurait pas forcément été possible sous la pression sociale quotidienne. Cette période d’isolement leur a permis de se préparer, depuis l’espace privé, à retourner vers une socialité pourvus de leur nouvelle identité», confirme le philosophe du corps Bernard Andrieu, auteur de Rester beau (Ed. Le Murmure). Et ces néochauves fiers sont allés rejoindre la cohorte de ceux qui le vivent déjà très bien, puisqu’il en existe beaucoup, surtout depuis que la barbe est devenue une nouvelle coquetterie pileuse…
«Chauve et barbu, c’est le nouveau beau! La calvitie met plus la barbe en valeur, et encore plus les yeux», s’enthousiasme Cristina Le Jeune, qui a créé, dès 2014, la chaîne de coiffeurs-barbiers genevoise haut de gamme Dandy’s Barber Lounge, où les hommes vont dorloter leurs poils. «La clientèle a entre 35 et 60 ans, elle est active dans la Genève internationale, avec beaucoup de traders et de banquiers, détaille-t-elle. Et la plupart assument leur crâne lisse. Ils viennent réaliser un rasage de tête, traditionnel au coupe-chou, qui permet une exfoliation du cuir chevelu, parce qu’ils le veulent lisse et doux. Pour ces hommes de 40 ans et plus, la calvitie est une marque de fabrique, ils se trouvent beaux avec et sont ravis de prendre soin d’eux. Ils consacrent aussi beaucoup de temps et d’argent à chouchouter leur barbe, qui est comme un nouveau moi.»
L’essor contemporain des salons de barbier a même pris des airs de discrète cellule de soutien psychologique. «On ne perd pas ses cheveux du jour au lendemain et, au début, on fait tout pour ralentir la chute, avec produits et soins. Mais arrive un moment où les techniques ne suffisent plus et là, on va dire: «Qu’en penses-tu, si on enlève tout?» C’est pour ça que, chez nous, ce sont des hommes qui s’occupent des hommes. Ils parlent plus facilement de quand et comment sauter le pas. Et une fois que c’est fait, c’est du pur plaisir!»
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