Avec « Losanna, Svizzera », le Musée historique de Lausanne évoque l’émigration italienne, avec force documents et témoignages. Dans le droit fil de cette formidable exposition, trois Italiens arrivés en Suisse dans les années 60 et 70 nous racontent leur « success story ».
Ils s’appellent Francesco, Raffaello et Giovanni. Dans les années 60 et 70, ils sont arrivés d’Italie en Suisse par le train. Les y attendait une nouvelle vie centrée sur un travail manuel, dur et sans confort. Coupé de leurs racines, parfois de leur famille, ils se sont accrochés. Bien leur en a pris, puisque, aujourd’hui, leurs noms de famille brillent sur des enseignes témoignant de leur réussite entrepreneuriale.
Faisant écho à l’exposition « Losanna, Svizzera — 150 ans d’immigration italienne à Lausanne », en cours au Musée historique de Lausanne, l’histoire de ces trois Italiens, que nous avons rencontrés à Genève, La Chaux-de-Fonds et Sion, illustre positivement le thème de l’italianità : soit l’apport considérable des Transalpins à la société suisse. Comme précisé par la conservatrice Sylvie Costa, au-delà des clichés, « cette influence imprime durablement sa marque dans toutes les couches de la société via l’alimentation, la musique, le cinéma, les sociabilités, le sport, le patrimoine, la langue ».
L’exemple lausannois, riche en documents et photos, est complété par une série de témoignages d’Italiennes et d’Italiens, rassemblés dans un recueil publié, en 2020, aux Editions Favre. Leur parcours de vie fait réagir l’ex-municipal lausannois Oscar Tosato, lui-même d’origine italienne, et qui signe la préface : « On réalise qu’il n’existe pas d’immigré type, typique d’une région ou d’une époque, mais une richesse d’expériences encore largement méconnues. » La scénographie de l’exposition permet de se faire une bonne idée des différentes phases de l’immigration italienne : à commencer par le percement des tunnels qui a attiré les Italiens du Nord (Piémont et Lombardie) en Suisse à la fin du 19e siècle.
A Lausanne, comme ailleurs, ces bras transalpins façonnent le visage de la ville nouvelle, ses routes et ses ponts. « Si les ponts et les maisons de la région pouvaient parler, ils le feraient en italien ! » Ces mots d’un ouvrier retraité du bâtiment résument tout l’apport de ses compatriotes au domaine bâti. C’est sûr, sans les Italiens, la Suisse ne serait pas ce qu’elle est : le boom économique des Trente Glorieuses attire des ouvriers du Mezzogiorno, incontournables dans la construction, les autoroutes, les écoles, les universités et les hôpitaux. La main-d’œuvre italienne se retrouve également dans l’hôtellerie-restauration, le commerce ou l’industrie.
Les affres de l’intégration
Saisonniers ou disposant d’un permis C, les immigrés italiens vont progressivement s’installer en Suisse. Un vaste réseau d’associations culturelles, militaires, sportives, religieuses, politiques ou régionales contribue à l’intégration d’une population pas toujours bien accueillie et suscitant des réflexes de rejet à forte connotation raciste.
L’exposition, notamment à travers des archives sonores et cinématographiques, relate cette période sombre pour les Italiens, marquée par la virulence de propos anti-étrangers. Dans une économie pourtant marquée par le plein-emploi, c’est le temps des initiatives xénophobes, conduisant le Conseil fédéral à restreindre les droits des migrants. On découvre aussi, grâce à des affiches et autres traces écrites, l’influence de la politique italienne sur l’immigration. Le fascisme des années 1930, comme la démocratie-chrétienne des années 1950, ne sont pas étrangères à ces mouvements de population. La couleur partisane a longtemps teinté la relation des Italiens de Suisse à leur mère patrie.
Loin de se cantonner aux difficultés des immigrés, cette exposition met l’accent de manière spectaculaire sur les icônes de l’italianità. Dans un décor évoquant une épicerie italienne, posée au milieu du musée, une quantité d’objets réveillent nos sens : pâtes, sauces tomates, T-shirts aux couleurs des équipes des grands clubs de la Péninsule, fumetti (petites BD, Manara ou Guido Crepax), pizzas, apéritifs rouges, il y a comme un parfum de Vacances romaines dans l’air, à l’image de l’affiche de l’expo, présentant une jeune femme des fifties chevauchant une vespa.
Si tous les Italiens de Suisse n’ont pas connu de « success story », la plupart ont su trouver leur équilibre en Suisse. Les deuxièmes et troisièmes générations sont là pour en témoigner. Pour eux, comme pour leurs parents ou grands-parents issus de l’immigration, l’Italie demeure à la fois proche et lointaine. On y va pour voir la famille et les vacances. On aurait toutefois de la peine à y vivre. Lorsque la Suisse affronte l’Italie à la Coupe du monde, le cœur bat plus fort au sud des Alpes.
Raffaello Radicchi, une ascension suisse
Ou comment un ouvrier coffreur sur le chantier du Gothard est devenu le premier propriétaire privé de Neuchâtel.
Au pied du versant nord du Gothard, le soleil est moins généreux qu’en Ombrie. C’est pourtant là, en 1969, que Raffaello Radicchi se retrouve à 18 ans. Saisonnier, contraint de quitter son village de Gubbio, dans la province de Pérouse, où les perspectives d’emploi font défaut, ce jeune homme se retrouve coffreur sur le chantier du tunnel routier du Gothard. Les conditions de travail sont rudes. Le patron sait qu’on peut compter sur ce jeune Italien. En 1970, il l’envoie à La Chaux-de-Fonds pour la construction de l’immeuble Pod 2000. Mais déjà le service militaire rapatrie l’appelé en Italie. Deux ans plus tard, Raffaello Radicchi est de retour dans les Montagnes neuchâteloises. Après s’être marié, le maçon se rend à l’évidence médicale : il souffre d’une allergie au ciment.
Courageux et volontaire, il se tourne vers la menuiserie. Mais pas seulement. Le jeune émigré n’a même pas 30 ans quand il achète, en 1979, son premier immeuble qu’il transforme en PPE. La Chaux-de-Fonds traverse une crise horlogère. Un contexte qui sourit aux audacieux, comme Raffaello Radicchi, qui est aujourd’hui le premier propriétaire privé du canton de Neuchâtel, avec quelques centaines de nouveaux logements locatifs sur le marché, cette année.Tout a commencé en 1983, quand il s’associe avec René Steinweg, qui s’est retiré des affaires au début des années nonante pour ouvrir une menuiserie qui donne aussi dans la promotion immobilière.
Surfant, à ses risques et périls, sur les hauts et les bas d’un marché volatil, Raffaello Radicchi acquiert toujours plus d’immeubles. Son sens des affaires va de pair avec son savoir-faire : il crée des sociétés qui lui permettent de contrôler 70 % des activités liées à ses constructions et promotions. Il investit aussi dans la mise en valeur et la restauration d’immeubles à La Chaux-de-Fonds et prend des participations majoritaires dans l’horlogerie.
A la tête du groupe Insulae, qui compte plus de 300 collaborateurs, il crée des structures afin que ses trois enfants (deux filles et un fils) puissent bénéficier des revenus. Le « travail », c’est le maître-mot de cet ouvrier devenu grand patron. L’Ombrie n’est plus un passage nécessaire dans sa vie. C’est ici, dans le canton de Neuchâtel, qu’il l’a faite.
Sa réussite en Suisse, cet octogénaire sportif et amateur de vélo aime la mesurer à celle de ses enfants : sa fille Cristina Le Jeune Giaccobi est entrepreneuse et son fils Fabiano journaliste à la RTS.
En 1958, Francesco Citroni a 18 ans quand il fait ses adieux à Reggio de Calabre. Destination Clermont-Ferrand, la grande ville ouvrière d’Auvergne, siège de Michelin. Sept ans plus tard, on le retrouve à Genève. Francesco n’est pas seul. Il a rencontré Lucrezia, une jeune femme de son bled en Italie. Experte-comptable (Francesco raconte avec fierté qu’elle est la seule de ses sept frères et sœurs à avoir fait des études), c’est elle qui lui ouvre les portes de la Suisse où il exercera le métier d’ébéniste avant d’ouvrir son propre atelier de restauration de meubles anciens. Le couple dispose d’un avantage sur les nombreux saisonniers qui débarquent sur les bords du Léman : « On parlait français et notre situation était plus aisée. Dès lors, Francesco et Lucrezia vont trouver leurs compatriotes logés dans des baraques proches de l’aéroport : « Ce n’était pas facile pour ces hommes seuls, ne parlant pas un mot, en difficulté avec la paperasse administrative. On leur donnait des coups de main, on les soutenait. » Un exemple qui marquera Cristina Le Jeune Giacobbi, leur fille : « Mes parents ont toujours aidé les autres, y compris au sein de notre propre famille. »
« Famille », le mot a une résonance toute méridionale chez les Citroni qui forment une équipe « indestructible ». Fabiano, journaliste à la RTS, et Cristina Le Jeune Giacobbi, entrepreneuse, font aujourd’hui la fierté de leurs parents qui sont toujours présents pour donner un coup de main. Après avoir travaillé dix ans chez Procter&Gamble, Cristina, polyglotte fois cinq, a fondé le Dandy’s Barber Lounge, un salon de coiffure et barbier, exclusivement destiné à une clientèle masculine. Francesco a bien entendu participé aux travaux de menuiserie et d’aménagement des salons de sa fille. L’italianité est au cœur du concept développé par Cristina. Ne fait-elle pas référence à son grand-père pour sa vision de l’élégance ? « Une coupe de cheveux impeccable, une barbe nette et des chaussures parfaitement cirées, parce que mon grand-père savait que tout homme se comporte différemment quand il prend soin de son apparence. »
En 2019, jamais à court d’idées, Cristina se lance dans un bar à tapas et à vins et un club privé au cœur de Carouge, la cité sarde. Le confinement, en 2020, contrarie ses plans. D’un handicap, elle et son père feront un atout. Francesco Citroni fait appel à son ami Giuseppe, un émigré calabrais comme lui, à la tête d’une entreprise d’installations sanitaires de vingt-quatre employés. Quasi en catimini, les deux compères bossent dur sur The Stinger et, au sous-sol, le Frank Clandestino, le bar et le club. Une aventure inoubliable pour Cristina. En octobre 2020, la famille et les amis de Francesco se rendent en Suisse pour fêter ses 80 ans. Une fête qui inaugure ce lieu chargé de symboles pour Francesco, tant le décor évoque l’Italie de sa jeunesse.
Les parents Citroni n’ont jamais demandé le passeport suisse. Pourquoi faire ? Quand elle évoque ses racines, Cristina s’amuse : « Je me considère comme Suissesse et Italienne. J’ai pris le meilleur de l’un et de l’autre. Et le pire aussi. En particulier quand je m’énerve. »
Après avoir commencé comme porteur pour une boucherie à Sion, à l’âge de 13 ans, il a fondé sa propre enseigne bien connue en Valais.
Giovanni Del Genio a 13 ans quand il vient habiter en Suisse. Nous sommes en 1965. Son père, aide charpentier à la Menuiserie Fournier, se remet d’un accident de travail, intervenu deux ans plus tôt. « Nous étions venus le trouver à l’hôpital avec ma maman et ma sœur et pour finir nous sommes restés. » A Lecce, dans les Pouilles, les perspectives d’emploi sont faibles. Surtout pour cette famille de charrons, un métier sans avenir à l’ère motorisée. « Les débuts sont difficiles. « Au début, les Italiens étaient un peu mal vus. On a tout entendu. Au fil des ans, on s’est intégrés. »
Avec le recul, Giovanni Del Genio estime que c’était juste de gagner la confiance des Suisses. Lui s’y est notamment employé en se faisant remarquer positivement par ses patrons successifs. Invisible sur les radars de l’instruction valaisanne d’alors, il bosse dès 13 ans chez Fournier, avant de trouver un premier emploi de porteur dans une boucherie à Sion. C’est parti pour une carrière d’employé dans diverses enseignes de la place.
En 1981, avec son épouse Marie-Louise, espagnole d’origine, Giovanni Del Genio crée sa propre boucherie de quartier. Sise à l’avenue de Tourbillon à Sion, elle mise déjà sur la qualité. Giovanni choisit ses viandes avec passion et prend le temps de les laisser rassir sur os pendant trois à quatre semaines. En 1995, le succès aidant, sa boucherie se déplace à la route de Vissigen dans un quartier en plein développement. Ses salaisons, à la mode valaisanne, ses chinoises et son tartare sont désormais fameux dans toute la région et plus loin encore. Il vend également une gamme de produits italiens.
« Je savais que je pouvais compter sur mon fils Antoine. Sans ça, je n’aurais pas investi. » Del Genio Artisans bouchers est présent à Sion ainsi qu’à Réchy dans la Migros partner et compte aujourd’hui vingt employés.
Giovanni Del Genio est également très fier d’annoncer l’agrandissement très prochainement du site de Vissigen qui comprendra également une épicerie italienne. En 2012, Giovanni a cédé la direction de la société à ses enfants. Antoine Del Genio est responsable de la vente et de la production. Sylvie Del Genio rejoint l’entreprise familiale en 2009 et prend la responsabilité de l’administration : « Tous les deux se sont perfectionnés dans le management et le leadership. »
Si, en leur temps, les parents de Giovanni sont restés très branchés sur leur pays d’origine (« Ma maman n’a pas pris la peine d’apprendre le français »), lui-même se sent chez lui à Sion. « Cela fait bientôt soixante ans que je suis en Suisse, je n’ai pas pris la nationalité. Italien certes, mais aussi Suisse de cœur, elle m’a permis de bien vivre et m’a offert bien de belles choses en soixante années. »Il se souvient du temps où, lui et les siens, descendaient en voiture à Lecce pour les vacances d’été : « On mettait une quinzaine d’heures, en prenant des risques insensés avec la fatigue. » Aujourd’hui, il aime toujours s’y rendre : « Pour les paysages magnifiques. » De sa famille, il lui reste des cousins et deux tantes de passé 90 ans.Son fils Antoine lui a donné deux petits-enfants, 13 et 11 ans. Le petit a déjà fait un stage visiteur à la boucherie. Chez les Del Genio, on se frotte tôt au monde du travail.
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