Probablement l’ignoriez-vous. En ce samedi 2 septembre, nous vivons la Journée mondiale de la barbe. Si, si, si. Le World Beard Day, comme disent ses instigateurs anglo-saxons. Sans doute existe-t-il des manifestations plus palpitantes ou nécessaires. Celle-ci, aussi incongrue soit-elle, nous donne l’occasion de nous pencher sur un étrange et double trend comme seule la modernité occidentale sait les mijoter: le triomphe du poil au menton chez les messieurs. Et le boom spectaculaire des salons de barbiers.
Un comptage artisanal, mais éloquent, un matin de cette semaine dans les Rues-Basses, semble indiquer que deux Genevois sur trois ont le minois velu. Fine moquette de trois jours, gros buisson ouvragé façon hipster, bouc coquin, barbillon rebelle ou duvet de nuit; l’autochtone a décidément le poil à la bonne. Calvin n’arborait-il pas un imposant bosquet au menton? Mode collatérale: la flamboyante floraison d’arcades vouée à la taille desdites barbes et crinières masculines. Des barbiers autoproclamés, il y en avait à peine une demi-douzaine en ville au début de la décennie. Ils sont une bonne trentaine aujourd’hui à brandir rasoirs et blaireaux.
Marx au réveil
D’ailleurs, le reporter de la TdG, pour préparer au mieux son article, a laissé durant des jours une friche plus sel que poivre envahir des bajoues d’ordinaire bien tondues. Le voilà ressemblant à un mix entre Ribouldingue et le hérisson adulte. Avec des favoris façon Karl Marx au réveil. Inconfortable. Et moche. Un poil qui grandit, ça gratte. Un poil qui grandit, ça n’a ni foi ni loi.
C’est bien décidé à désherber ce maudit gazon qu’il pousse la porte du très chic et looké Dandy’s Barber Lounge, deuxième du nom, ouvert depuis le printemps sur le boulevard Georges-Favon. Accueil masculin («Bière, café ou verre de vin?»); décor masculin (une bouteille de Jack Daniel’s en guise de pot à lotion); musique masculine (Led Zeppelin, et en vinyle, s.v.p.); conversation masculine: «Vous allez regarder le combat cette nuit, Monsieur?» demande le jeune Jake, notre barbier du jour, en faisant crisser sa lame dans un recoin escarpé caché au nord du maxillaire droit. «Euh… quel combat?» Le coiffeur s’étonne. «Mayweather contre McGregor, bien sûr!»
Promiscuité testostéronée
En une demi-heure, le débroussaillage est achevé. Net et sans coupure. Juste quelques démangeaisons et piques rebelles çà et là. Une serviette chaude. Et voilà l’addition: 55 francs. Ce qui n’est pas exactement donné pour un verre de rosé et quelques coups de rasoir. Mais les habitués de l’enseigne, «banquiers, avocats, traders» majoritairement anglo-saxons, ne rechignent nullement à délier leur bourse pour une barbe bien dessinée et une mèche nette. «D’autres barbiers genevois surfent sur la mode hispter; mais elle ne durera pas», prédit Christina Lejeune, ex de Procter & Gamble, ex-candidate MCG au Grand Conseil et actuelle boss des deux salons Dandy’s Barber de Genève. «Nos clients sont des dandys. Des hommes soucieux de leur élégance et fiers de leur masculinité. Il ne s’agit pas d’une tendance passagère, mais d’un style de vie, d’un retour à une différenciation naturelle des genres après des années monocolores.» Diable!
Si la vague hipster finira bien par se briser, l’éclosion des barbiers indigènes, elle, ne faiblit guère. Des barbiers top branchés – le déjà mythique Wood de la Jonction et les quatre Barber Shops –, des mimis barbiers de quartier ou de commune – Dino et Léo aux Pâquis, par exemple – ou des jeunes barbiers à niche, comme le Barber Concept du boulevard Carl-Vogt. Dans cette dernière arcade, on taille les barbiches dans une promiscuité testostéronée. On mate d’un œil des clips de rap déshabillés à la télé. On rigole d’un fauteuil à l’autre. On cause foot. Normal. L’un des barbiers, Rayan, coiffe régulièrement des stars du PSG ou du Bayern de Munich. «Evidemment, pour un client, quand tu sais que le mec qui va te couper les cheveux a fait la barbe de Franck Ribéry, tu lui fais confiance. Limite, t’es honoré.» Résultat: une affaire qui taille rond et l’ouverture imminente d’un second salon rue de Chantepoulet.
Si les coiffeurs pour mâles bourgeonnent, la faute – peut-être – aux dames. «Avant, on allait se faire couper les cheveux dans des salons mixtes», raconte Dino, propriétaire d’une échoppe à tif et barbe rue de la Navigation. «Puis les salons mixtes sont devenus de plus en plus féminins, avec soins, manucures, épilations. Les hommes n’y trouvaient plus leur place. Chez le barbier, c’est clair, il n’y a que des hommes. Moi, je ne fais pas les femmes; je ne sais pas faire.» Lui rase pour 10 petits francs. «Sans soin ni chichi. On fait ça vite fait.»
C’est en tout cas une atmosphère indéniablement virile, mais super classe, qui règne aux Eaux-Vives dans le salon d’Orlando Gaetano, figure historique du rasoir genevois. Fauteuils vintage Ferrari en cuir rouge, personnel en costard avec nœud pap aux couleurs italiennes, jazz rétro en sourdine; «ce n’est pas simplement un salon, mais un lieu de convivialité, de détente, de retrouvailles. Le client doit repartir avec une sensation de bien-être.» Orlando taille les barbes et dégage les nuques dans le quartier depuis quarante ans. «A l’époque, les coiffeurs hommes se comptaient sur les doigts de la main», raconte ce Monsieur élégamment ceintré dans un blazer de yachtman sixties. «Au sein de la profession, le barbier n’était pas valorisé. Avec la nouvelle mode, les choses se sont inversées; et ça me fait bien rire.» La concurrence? «Bah, les meilleurs resteront…»
Douce dextérité
Nous voilà justement entre les mains expertes d’Andrea Palermo, 23 printemps, sourire chaleureux, «bras droit» du patron et Sicilien de naissance, comme tout le monde chez Orlando Gaetano. Lui a commencé à travailler dans la coiffure à l’âge de 11 ans. «Les vacances étaient longues. Je balayais la boutique», raconte-t-il, en nous ratissant les pommettes avec une douce dextérité. «Vous savez, il y a les macarons Ladurée et ceux du supermarché. Nous, ici, on fait le rasage Ladurée», sourit-il. Un dernier coup de lame. Tchik. Une lotion apaisante. Un massage du visage. Un coup de parfum qui picote et de pierre d’Alun. Une serviette chaude. Le tout pour 35 fr. Ça les vaut: le menton est net, le larynx poli et le zygomatique rosé. Tant pis pour le World Beard Day.
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Greffe de barbe, la fin des mentons dégarnis
Rendez-vous est pris au Centre médical multidisciplinaire de l’aéroport (CMMA), sis route de Pré-Bois à Meyrin. «Laissez-vous pousser la barbe pendant deux jours avant de venir», précise le médecin au téléphone avant de raccrocher. Chose faite, on se retrouve à l’adresse susmentionnée avec quelques poils sur les joues et toujours ce satané trou entre moustache et barbe, qui n’a jamais voulu se couvrir d’un élégant duvet en 37 printemps. «Sonnez et entrez». Secrétaire avenante, formulaire à remplir, carte d’assurance-maladie à fournir, puis salle d’attente. A peine le temps de poser les yeux sur la Tribune de Genève que le docteur Frédéric Villard, spécialiste FMH médecine général, vient nous chercher: «Entrez, je vous prie.» La consultation commence comme n’importe quelle visite chez le médecin – antécédents médicaux, allergies, prise de tension – la routine est connue. Puis Frédéric Villard passe dans notre dos, examine notre nuque, la masse légèrement afin d’évaluer la densité capillaire, puis pose son avis d’expert: «Oui, il est tout à fait possible de réaliser la jonction moustache barbe sur votre visage. Ce serait une intervention assez facile.» C’est que désormais la barbe se greffe pour combler trous et imperfections ou pour masquer une cicatrice. Une opération qui semble connaître un succès grandissant. «Il y a un certain retour à la mode de la barbe ces dernières années, relève Frédéric Villard. Exactement comme pour les chauves, ceux qui n’en possèdent pas peuvent éprouver un complexe.» D’où l’idée de passer sous le bistouri pour couvrir de duvet ce menton que je ne saurais voir. «Avant je réalisais jusqu’à deux greffes de barbe par semaine, poursuit Frédéric Villard. Mais j’ai réduit la voilure à trois fois par mois, parce qu’il s’agit d’un travail très exigeant.» Pour accepter une telle opération, mieux vaut ne pas avoir peur des aiguilles. La méthode la plus utilisée consiste à prélever un à un les follicules pileux de la couronne hippocratique, c’est-à-dire à l’arrière du crâne, en les aspirant à l’aide d’une sorte de seringue. Ils sont ensuite réinjectés dans la joue grâce à une aiguille fendue. Le tout s’effectue sous anesthésie locale. «L’avantage de l’implantation à l’aiguille est que l’on maîtrise l’angle», poursuit Frédéric Villard. Aucune chance, donc, qu’un poil greffé vienne vous chatouiller les narines en pointant vers le haut. «Mais c’est un travail d’horloger. Avec de la bouteille, on peut transplanter deux greffons par minute, sachant qu’une barbe complète demande environ 1000 implants, soit sept heures de travail. Problème: «Cette méthode ne fonctionnera pas sur vous, car vous avez les cheveux bouclés. En les prélevant avec une aiguille on risque de passer à côté du bulbe. Et sans lui, le poil ne poussera pas.» La seconde possibilité consiste à prélever une bandelette de peau dans le cuir chevelu, puis de la découper en morceau et de greffer un à un les bulbes. L’opération est sanglante. Mais si le travail est bien fait, elle laisse peu de cicatrices. «Après une semaine, les traces ont quasi disparu autant sur le site de prélèvement que sur celui d’implantation, assure le spécialiste. Deux à trois mois plus tard, la pousse sur les joues est normale. Les poils greffés ont poussé et peuvent être rasés normalement.» Mais avoir une barbe toute belle, toute neuve possède un coût, entre 3500 et 7000 fr. en Suisse, calculée en fonction du nombre de cheveux greffés. Et le résultat? «C’est à vie, assure le médecin. Seul défaut: impossible de se laisser pousser une barbe très longue. On greffe des cheveux qui restent des cheveux. Si vous les laissez pousser, ils seront longs et lisses, alors que les poils de barbe naturels sont souvent courbés. Mais pour une barbe de quelques jours, ça marche très bien.» L’auteur de ces lignes n’étant pas complexé par sa pilosité, la consultation n’ira pas plus loin. BE.B.
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